Politique et poétique de l’autobiographie – sur Pot pourri de Liliane Giraudon
Par Jean-Michel Espitallier
« L’autobiographie peut bien être, très souvent, de la politique. » Cette citation de Gramsci en épigraphe donne le ton de Pot pourri, dans lequel Liliane Giraudon réaffirme encore une fois à quel point la littérature est politique, toujours. Et comment elle habite le monde, en poète, dépliant l’expérience de la vieillesse tout comme elle célèbre la vie et l’art poétique.
Il faut toujours prendre au sérieux les épigraphes des livres. Elles donnent le la, en douce, suggèrent de biais, par ricochet, avec malice ce qui attend le lecteur, affichent une tutelle, convoquent (ou recrutent) de possibles alliés, empruntent leurs paroles. Le choix des emprunts est aussi signifiant, parfois plus, que les paroles empruntées. Ainsi de l’épigraphe de Pot pourri, le nouveau livre de Liliane Giraudon : « L’autobiographie peut bien être, très souvent, de la politique », dont l’auteur est le philosophe marxiste, fondateur du Parti communiste italien, Antonio Gramsci. Tout est dit dans cette citation, manière de clef, au sens musical du terme.
Tout est dit dans le choix de Gramsci, héraut d’une généalogie et d’une pensée dans lesquelles souhaite s’inscrire l’autrice, à savoir : ce livre autobiographique et conséquemment politique se place sous l’égide des théories marxistes de Gramsci (notamment quant à l’hégémonie bourgeoise de la culture). Ce choix idéologique n’a rien d’étonnant. Liliane Giraudon, on le sait, « tourne » à l’indignation, laquelle lui fournit un carburant inépuisable, une éthique, une horloge biologique, une boussole.
Active sinon activiste sur tous les fronts des combats émancipateurs, politiquement formée dans la compagnie de vieux anarchistes espagnols, elle n’a jamais transigé sur sa liberté critique (elle n’a jamais été « encartée »), et ses convictions sont intactes, belles de logique et d’unité. La littérature est toujours politique, Liliane Giraudon le sait, l’assume, le revendique et nous le donne à voir depuis plus de cinquante ans.
Poétesse majeure, autrice d’une soixantaine de livres, revuiste (Action poétique avec son complice Henri Deluy, Banana split et If avec son complice Jean-Jacques Viton), traductrice, de Nanni Balestrini notamment, plasticienne (une très riche exposition intitulée « madame himself & l’humour poétasse » consacrée à ses travaux vient de s’ouvrir au CIPM), Liliane Giraudon est aussi une infatigable militante, anticonformiste et indignée, anticonformiste parce qu’indignée. « Lili », comme l’appellent affectueusement ses proches, ressemble à son surnom : légère, malicieuse, joyeuse par gravité, « superficielle par profondeur » comme disait Nietzsche des Grecs, jouisseuse, dandy (même si le mot est outrageusement masculin y compris dans sa forme adjectivale) comme le fut son allié Jean-Jacques Viton.
Et aussi profondément méditerranéenne, et même radicalement marseillaise, ce qui n’est pas rien ! Qu’est-ce à dire ? Qu’être marseillaise, et le revendiquer, c’est revendiquer une position éthique, une vision du monde, un programme politique. Marseillaise c’est-à-dire toujours en travers (de la gorge, des conformismes, des routes sûres), constamment aux aguets des injustices, révoltée par humanisme viscéral, colérique par passion, généreuse de tradition, hantée par cette culture du tragique et de l’insoumission en même temps que douée d’un sens aigu de l’autodérision, je-m’en-foutisme de surface à fonction de vanité, surjouant une rugosité hâbleuse comme moyen de bousculer le trop-policé, de déjouer les postures, le supposé « bon goût », l’esprit de sérieux. Politique, ici encore. Et aussi parce qu’en bonne Méditerranéenne, elle célèbre l’huile d’olive mais aussi l’ail et l’oignon, de tout temps représentés comme des ingrédients rudes à l’odeur plébéienne. L’odeur du prolétariat. L’ail et l’oignon sont des signifiants politiques.
Or, les livres de Liliane Giraudon sont bourrés d’ail et d’oignon, d’huile d’olive et de romarin. Et de tout ce qui donne à la Méditerranée sa texture rugueuse, ses goûts puissants, sa trame chatoyante, sa violente vitalité, et même son érotisme solaire, savon noir ou parfum des pins chauffés au soleil. « Être méditerranéen c’est accepter de ne jamais être tranquille » déclarait il y a peu l’architecte Rudy Ricciotti, un autre de ses complices. Liliane Giraudon n’est jamais tranquille. Parce qu’elle est un être en éveil, en vigilance, en quête. C’est d’ailleurs ainsi qu’elle habite le monde en poète.
S’il faut s’attacher au sens des épigraphes, il convient aussi de considérer les titres des livres dans leur dimension sémaphorique ou problématique, d’en décrypter les énoncés, la littéralité ou les doubles fonds, chausse-trapes, équivoques, oxymores. Un titre n’est pas seulement une devanture, il est commentaire sur le livre qu’il chapeaute, discours sur un discours, guide ou perturbateur de lecture, clarification ou brouillage. Il peut être une illusion que le lecteur viendra rendre intelligible, un piège que le livre devra déjouer, une énigme à élucider. Ici le titre doit être pris au pied de la lettre.
Un pot pourri dans son sens premier est un bouquet de fleurs séchées et parfumées. Un assemblage donc. Je n’aurais pas l’indélicatesse de comparer ces fleurs séchées à l’autrice si, d’elle-même, elle ne construisait son livre sur la malédiction à laquelle nous sommes tous confrontés, et qu’elle déplie notamment dans la première partie intitulée : « Ce qui s’affiche les nuits où tu n’as pas pu dormir (pour toustes celles ceux qui ne liront pas ce livre) ». Cette malédiction c’est le dessèchement de l’existence, autrement dit la vieillesse qui vient, inexorablement, à petits pas, nécroser les corps, les désirs et les joies. Le titre de cette première partie, qui occupe à peu près la moitié du livre, suggère que ces miscellanées ont surgi dans l’intranquillité des insomnies. « Angle mort du poème », journal de nuit. De ceux qui ne dorment que d’un œil, dans la vigilance, l’inquiétude ou l’appétit de vie.
Ce qui s’affiche au gré de cet inventaire de 224 plus ou moins longues propositions c’est, pour l’essentiel, le dessèchement naturel de la vie et, conséquemment, la proximité grandissante de la mort qui vient roder, puis lécher, puis mordre. Dans ce lent et consternant aller simple, la maladie s’invite aussi comme un rappel à l’ordre, imprime à la fragilité du corps c’est-à-dire de la vie ses menaces, ses peurs, ses souffrances. Cruelle par révolte, impudique par désespoir, l’autrice objectivise violemment sa conscience d’elle-même : « Ton corps est devenu celui d’une femme vieille, grosse et informe. » Un cri de colère infligé violemment au lecteur, et sans doute à elle-même. Avec en basse continue cette « crainte de l’effondrement » chère à Winnicott. Crainte qui sera de toute façon validée. Un jour. Mais dans cette crainte, le plus insupportable pour Liliane Giraudon, ce sont les paliers, les seuils, la marche d’approche vers la fin, peut-être vers la maladie, peut-être vers la solitude, peut-être vers la souffrance, sûrement vers la disparition.
Pot pourri est traversé par cette consternante expérience, un autocynisme, une révolte, une infinie tristesse d’être désormais engagée sur le même chemin que ses proches et compagnons de route disparus (Deluy, Viton, Balestrini, Denis Roche) ou d’assister, impuissante, à l’effacement d’un monde, le sien, par exemple la langue provençale, non point langue de terroir mais langue insoumise « aujourd’hui perdue », précisant avec une froide simplicité que « bientôt ce sera notre tour ». Dès avant cette issue, elle sait qu’avoir été abandonnée par les acteurs de sa propre vie lui signale la perspective d’un toujours plus de solitude.
La poésie peut-elle faire barrage, remède, lumière à cet état qui nous attend ? C’est ce que croit Liliane Giraudon, c’est même pour ça qu’elle se bat, écrit, vit. C’est même pour ça qu’elle est en vie.
Pour toutes ces raisons, Pot pourri est bien autobiographique, mémoire de ce qui fut, perdure ou a disparu, journal de cette « avancée dans l’âge », retours arrière mémoriels, course vers cette zone qui, progressivement, tranquillement, calmement effeuille tout ce qui la tient, tout ce qui la retient, réduit le champ de vision, comprime l’espace, floute le futur, martyrise le corps. Retire tout ce qui bouge, par exemple les désirs les plus simples. Ainsi de la 167e proposition : « Tu étais allée écouter Webern sur une mauvaise cassette en bordure de la Sorgues. Tu te dis que tu es devenue incapable de ce type d’actes. […] C’est sans doute ça la vieillesse. » Non pas être incapable d’accomplir ou d’atteindre tel désir mais inaccessible à tel désir. Tarissement plutôt qu’incapacité. Et fatigue. « Vieille femme fatiguée des guerres. Voilà ce que tu es devenue. » Fatiguée des guerres que Liliane Giraudon a menées, mène encore et qui lui sont une hygiène politique, intellectuelle, éthique. Vieillir serait peut-être alors, outre l’érosion de la capacité d’émerveillement, la nécrose de la faculté d’indignation.
Mais qui connaît Liliane Giraudon sait bien qu’elle n’en est pas là ! L’adresse formulée par l’emploi fréquent de la deuxième personne du singulier est importante. Au-delà d’une sorte de monologue intérieur, elle acte que nous ne vieillissons pas partout de la même façon. Si « je est un autre », cet autre peu à peu se sépare, il est de moins en moins reconnaissable. Le « je » assiste impuissant à la transformation de « l’autre ». La conscience est peu atteinte par la vieillesse, fixée dans un temps arrêté, quand tout le reste – le monde environnant, le corps, le statut social – poursuit son funeste chemin.
« Dans chaque vieux il y a un jeune qui se demande ce qui s’est passé » écrivait le malicieux Groucho Marx. Derrière la drôlerie de la formule, une implacable réalité. Quelque chose en nous ne vieillit pas, ou vieillit moins vite, et ce quelque chose c’est notre être fondamental, cette personne, ou cette voix qui parle en nous et nous regarde vieillir. C’est l’enfant en nous, si loin si proche, qui « se demande ce qui s’est passé », témoin de ce qui paraît d’abord insolite puis insupportable, condamnés que nous sommes, tous sans exception, au supplice prométhéen de demeurer spectateur impuissant de notre inarrêtable dévoration.
Justement, le corps, notre corps lui aussi finit par nous laisser, nous lâcher, nous trahir, on pourrait croire qu’il accepte et accueille la défaite que nous refusons, complice et collaborateur de la réduction d’une espérance de vie de plus en plus résiduelle. Liliane Giraudon est le témoin lucide de ce lent et tranquille dépérissement : « S’embrouillent de plus en plus fréquemment les noms, les dates et les lieux. » Le corps qui ne répond plus, et même, trahison suprême, voie d’eau par où la mort pénétrera. Agent cruel de l’humiliation afférente, de la fin de la dignité, de l’extinction du panache. Honte de la vieillesse. Ainsi quand elle cite Primo Levi : « On réchappe à Auschwitz et on finit en se pissant dessus. »
Mais la vieillesse s’accompagne aussi d’une punition sociale. Symétriquement à la jeunesse devenue valeur fiduciaire supérieure, irradiation symbolique positive, éthique sonnante et trébuchante pour agences de pub ou influenceurs, la vieillesse est disqualification, excommunication. Comme pour les handicapés lourds dont le handicap constitue toute la personnalité, toute l’identité, la voyante différence, la vieillesse est la première chose que, dans l’espace social, l’on perçoit, le seul statut, l’unique qualification. La bienveillance affligée, les politesses exagérées, délicatement précautionneuses sont une autre cruauté, une autre honte. On ne croit plus en vous mais on fait comme si. Liliane Giraudon raconte : « Un jeune poète vient gentiment te demander : « Vous écrivez encore ? » » L’enfer pavé de bonnes intentions.
La poésie peut-elle faire barrage, remède, lumière à cet état qui nous attend ? C’est ce que croit l’autrice, c’est même pour ça qu’elle se bat, écrit, vit. C’est même pour ça qu’elle est en vie. En vie vivante. « La poésie me volera ma mort » écrivait René Char. En attendant (en attendant la mort), c’est la mort qui volera tout, corps et biens, y compris la poésie. Grande rafle, hold-up, razzia. Et puis, autre changement du monde, Liliane Giraudon exprime son constat affligé de la crétinisation généralisée et de la péremption galopante de la littérature, mauvais présage, « annonce de l’obsolescence de l’homme ». Perte, encore. Ce qui la tient en vie, en espérance, ce qui l’anime et nous anime est pareillement attaqué.
Pourtant, la poésie elle-même dans son fonctionnement, le fonctionnement du champ, ne trouve pas beaucoup grâce à ses yeux, exprimant en bonne Marseillaise une violente défiance vis-à-vis d’un « milieu » endogène, incestueux, vaniteux, autocentré – puisque « les poètes sont des fils de pute » et « font de vous des poètes ». Elle a une trop haute opinion de l’acte d’écrire, de la poésie pour ne pas être révoltée par l’autosatisfaction paresseuse des « poètereaux » (ainsi que les appelait Debord), faiseurs, carriéristes, bons élèves. « Face au système contrôlé des mots d’ordre on n’aura jamais écrit que de la poets’ poetry », adoptant l’anglais pour adoucir ce qu’elle pense fort (car la nouvelle est de taille).
La poésie ne peut se résumer à l’écriture de poèmes, elle doit changer la vie sinon, à quoi bon ? Alors, il convient de détruire cette sociabilité poétique factice, très éloignée des traits de foudre et de la « circulation des sèves inouïes » (Rimbaud), démasquer la médiocrité ramenarde et ravie des poèmes sympas, combattre les injustices et les souffrances du monde par une « brutalité féminine », et même passer de La Poétesse (titre d’un de ses livres, paru il y a seize ans) à la « poétasse », autodérision autant que détournement de la langue misogyne. Politique, encore.
Mais le pot pourri exhale aussi des parfums subtils, sucrés, fleuris. Voici donc le principe de vie, de vitalité qui est l’autre caractéristique de Liliane Giraudon, de sa personnalité comme de son œuvre. Ce livre infuse cette fringale de vie, d’émotions, d’expériences, d’amour, d’amours, de projets, les hybridations génériques et la diversité des formes l’attestent, farandole (restons en Provence) de formes, d’outils, de territoires : inventaires, poèmes spacialisés, ready-made, collages, photos, citations et slogans qui font s’entrechoquer passé, extrême présent, mémoire, journal, choses vues, art poétique, « indications de scène pour un théâtre injouable », affinités électives (Rimbaud, Mina Loy, Nadia Boulanger). Matière autobiographique, à vif. Même si les parfums du pot pourri sont des parfums confits, revenus du passé, c’est ici et maintenant qu’ils agissent et enchantent.
En définitive, Pot pourri poursuit ce précieux travail de célébration et d’élucidation de la poésie, sans pathos ni jeu de manches, avec l’engagement et la conviction de celle qui ne se résout pas à accepter le monde tel qu’il est, confiant à la poésie le pouvoir d’enchantement, de combat, d’indignation, de vérité sans doute, qui témoignent d’une impérieuse (et magnifique) pulsion de vie. Même quand la mort est mise en exposant. Puisque de toute façon nous allons tous mourir. Alors, tant qu’à faire il faut vivre, et vivre dans ce supplément d’énergie, d’intensité, de ravissement que seule la poésie peut atteindre.
Liliane Giraudon, Pot pourri, P.O.L, septembre 2025, 152 pages.
« Liliane Giraudon, madame himself & l’humour poétasse », au Centre International de Poésie Marseille à La Vieille Charité de Marseille, jusqu’au 20 décembre 2025.