LE TEMPS DE POSE

Collage, encre de chine. © Liliane Giraudon

Les objets réellement présents toujours se doublent d’objets absents.
Je veux commencer ma lettre par cette phrase. 
Enigmatique ? Pas tant que ça.  
Plutôt prétexte pour te faire parvenir  les deux clichés que tu m’as réclamés.
Le sang qui baigne le cœur est pensé. 
Sur le premier, rappel de cette lumière dans la combe, encore plus belle qu’à ton départ. 
Je t’écris sur la table, prés de la coupe de fruits réels qui ont servi de modèles au second tirage.
Mais je n’y touche pas.
Depuis que je t’ai entendu désigner ces fruits comme des ovaires végétaux j’en ai suspendu momentanément la consommation. 
Abricots testicules ou prunes à la rotondité sphérique je les offrirai à ceux qui passeront me voir…
La première caractéristique de la photo, c’est qu’elle se produit exactement à l’endroit où se tient celui qui la prend.
Pour ce qui est des aubergines, courgettes, concombres et tomates, vous aviez tous raison. 
Ces (pour moi) légumes sont bien des fruits. Je suis allée vérifier dans un dictionnaire. D’ailleurs ici, blanche ou rouge la tomate demeure dans la langue une pomme d’amour.
Il était inutile d’évoquer dans les égouts le linceul de Marat.
Car c’est bien de langue qu’il s’agit. 
Autant celle sur laquelle nous déposons les objets que nous dévorons que celle dans le stock de laquelle nous puisons pour les désigner.
Cette grande conversation l’autre nuit avec nos amis aurait pu durer encore… Clément avait mille fois raison lorsqu’il précisait que certaines saveurs sont indicibles. 
Pourquoi l’alsacien apprécie-t-il le munster qui rebute le japonais et pourquoi le chinois aime-t-il le durion  dont l’odeur semble excrémentielle aux occidentaux ? 
Tu avais bu mais tu étais parfaitement clair. 
Un terzetto est bien un petit trio vocal et un térébrant perce des trous. 
La gastronomie n’est pas un art comme les autres. 
Ce qu’on mange c’est de la culture. 
Tous les acteurs de l’industrie culturelle partageant un dîner le savent. Un sécateur. Quelque chose dans l’air semblable à un sécateur. 
L’ennui qui par instant les submerge a quelque chose à voir avec ça. 
Sans doute.
Mais il y a beaucoup de choses qui cette nuit là, autour de la table, n’ont pas été dites. 
Que ni toi ni les autres n’avez entendues. Celle là par exemple :
J’étais avec Bettina dans la cuisine. Pour y rapporter les fromages, plus précisément remettre entre leurs feuilles les chèvres. Humides et blancs. Si laiteux sous la lampe qu’elle et moi sommes restées quelques secondes immobiles, à les contempler. 
Elle en a pris un entre ses doigts et lentement, délicatement, l’a déposé sur sa langue. Puis elle s’est mise à bêler : on… man… ge… des… mot…
La nuit s’étendait en bas, de l’autre côté de la combe.
La pâte molle enduisait l’intérieur de sa bouche. Elle était brusquement émouvante et je l’avais trouvée si lointaine tout au long de la soirée que je l’ai prise entre mes bras. 
S’en est suivi un  brusque mouvement  de valse assez chaotique. Nous avons tourné dans un élan où il entrait une sorte de chagrin mêlé à du plaisir. 
J’avais moi aussi englouti un crottin immaculé et toutes deux, la bouche pleine, nous tournions, loin des autres, séparées d’eux. 
Les sensations ne dépendent pas de nous, c’est nous qui dépendons d’elles. J’aurais voulu prendre mon appareil. 
Fixer le regard de Bettina lorsqu’elle a franchi le seuil de la cuisine. Mais je savais que c’était inutile. 
On peut bien s’emparer d’un lapin qui court mais généralement c’est pour le tuer. Mort il est devenu inerte, très différent de l’objet vivant qu’on poursuivait. Photographier m’avait au moins appris ça.
Dans le jardin, on entendait vos voix. Le mari de Bettina expliquait que faire une description précise de ce qui n’a jamais eu lieu est le véritable travail de l’historien et toi tu ponctuais en déclarant que le passé c’est ce qui se passe. Nous avions avalé nos crottins, rincé nos bouches avec du rosé frais. 
Les sorbets se servaient  quand Clément a commencé son monologue sur la saveur compliquée du navet. 
Il parlait d’un champ de navets cultivé tout prés d’une roseraie et surplombant la mer. Il était clair qu’il inventait la proximité des roses comme l’ensemble du récit qui concernait la plante potagère à racine comestible. Mais sa voix était belle et quand les versions s’ajoutent les habits de la plainte s’écartent du corps de la nageuse…
Comment au cours de cette longue soirée, bien après les desserts on est passé de l’énigmatique saveur du navet et de ses préparations à celles du mouton sur le pourtour méditerranéen, je n’en sais  rien. 
Peut-être le souvenir du bruit lointain d’un troupeau l’après-midi, au moment de la sieste…
Mais très vite, il y a eu surenchère. 
Une sorte de potlatch à partir de la chair de l’animal. 
Chacun s’appropriait une partie du corps du ruminant pour en vanter les mérites. Bettina elle, toujours silencieuse, presque absente, semblait clouée à la fraîcheur tombante.  
Nous nous étions légèrement écartées, écoutant votre joute d’une oreille flottante. 
Le mari de Bettina a pris la parole le dernier. Il vous a reproché d’avoir passé sous silence la partie la plus délicate du mouton. Plus succulente encore que ses épigrammes ou sa queue : la langue…
Ont suivi, sur un mode ironique où perçait une lueur de revanche les détails précis de la préparation. 
Bettina alors brusquement s’est levée pour quitter la terrasse. 
J’ai compris que quelque chose n’allait pas. 
Lorsque je l’ai rejointe dans la cuisine elle était debout, immobile devant la fenêtre. Très pâle. 
Des bribes de voix  montaient jusqu’à nous… Faire dégorger la langue… la piquer sur toute la surface… enfiler les morceaux sur des brochettes…
Vos rires donnaient à ces consignes une allure de partition carnavalesque. 
Le visage de Bettina était fermé. Décomposé. 
Elle m’a simplement dit :
« A la fin de l’été, je le quitte. J’ai quitté mon précédent mari parce qu’il m’avait fait manger du cygne. Celui-là ne me fera pas manger de la langue. » 
Sans un mot de plus elle est montée dans sa chambre.
Oui, beaucoup de choses se font et se disent autour d’une table. 
Certaines même se défont. Bettina va-t-elle quitter son mari ?
Voilà cher ami la question non pas que je te pose mais qui se pose. 
En ce qui me concerne, je donne ma langue au chat. 
Et toi, n’oublie pas : plus le temps de pose est court, plus la photo est livrée aux gesticulations du hasard. 

LANGUE D’AGNEAU A LA SAUCE AU VIN

Pour 4 personnes :
8 langues d’agneau.
1 feuille de laurier
2 clous de girofle
1 oignon
2 cuillères à soupe d’huile d’olive
1 cuillère à soupe de farine
1 verre de vin blanc
1 morceau de gingembre
1 grappe de raisin blanc
1 cuillère à soupe de citron
Sel + poivre

Après les avoir blanchies, déposer les langues dans une cocotte. Couvrir d’eau froide avec laurier, clous de girofle et gros sel. Porter à ébullition et laisser cuire 1 heure 30.
Pendant ce temps, émincer finement les oignons et les faire revenir dans une poêle profonde avec l’huile. Ajouter la farine, l’amalgamer et verser progressivement le verre de vin blanc ainsi qu’un verre du bouillon de cuisson des langues. Ajouter le gingembre rapé, les grains de raisin (épluchés), la cuillère à soupe de citron. Laisser réduire la sauce à feu doux.
Quand elles sont cuites, égouttez les langues, ôter la peau et les couper transversalement. Les dresser sur un plat, napper avec la sauce et servir…
S’accompagne magnifiquement avec des aubergines farcies et un Côtes-de-nuits-Villages.