Liliane herself : l’effraction de l’informe

par Rodolphe Perez

À propos de l’exposition au Cipm :

« Liliane Giraudon madame himself & l’humour poétasse ».

Depuis le 20 septembre et jusqu’au 20 décembre, il est possible de visiter l’exposition consacrée au travail de Liliane Giraudon, curatée par Cécile Marie-Castanet avec l’aide de Giulia Camin et présentée à la bibliothèque du Cipm : « Liliane Giraudon madame himself & l’humour poétasse ».

Loin du cabinet du curiosités ou de l’hommage laborieux, l’exposition nous place dans le lieu précis de la vie vivante, de l’image et du mot en cours et toujours interminés. Un parcours dans « l’atelier de l’artiste » avec la conscience précise que l’œuvre déjà-là et à venir = l’atelier lui-même, que le travail est toujours l’exploration continuée : carnets, dessins, collages, notes, images, brochures, etc. Nous serions alors invités à la table des convives de l’écriture, sur le point d’accueillir nos fantômes et nos amitiés, et les ombres qui courent sur les murs et n’attendent que d’être reconnues, enfin. Puis partout les écritures de Liliane Giraudon : l’écriture est plastique, elle atteint l’image, elle pose sur elle le toucher du désir et l’attention du regard, elle grave l’énoncé de la matière et entame le visible pour l’espérer vivable.

De l’humour poétasse aux clins d’œil pétasse il n’y a qu’un pas que n’hésite jamais à franchir Liliane Giraudon dont le travail n’aura cessé et ne cesse de naviguer entre les formes, d’affirmer la liberté de ton, qu’il s’agisse d’un regard rieur « himself » ou du sérieux de « madame ». Tout est très sérieux puisque rien ne l’est vraiment. Ou plus exactement tout est profondément grave, alors il s’agirait d’y mettre le plus de vie possible. L’éclat de rire devant la mort défendu par Georges Bataille, qui pouvait dire les choses les plus dérangeantes pour la doxa avec le sérieux et la douceur les plus inattendus : de la gravité ontologique de l’érotisme à la déchirure inespérée que l’autre peut provoquer en nous.

Déchirure serait peut-être un des angles les plus propices pour jeter l’œil écarquillé sur les travaux exposés de l’artiste herself et sa fraternité peuplée. & partout les amis et les amours, car l’on n’écrit ni ne pense solitairement malgré la profonde solitude. Partout les compagnonnages qui joueraient contre nous, càd à côté, la cité de paroles de l’émulation artistique.

Des textes aux images fixes en passant par une série d’écrans et d’installations, la plongée ne laissera pas indemne qui s’aventure dans l’engouement même que peut susciter l’exploration de toutes les formes possibles de création. Autrement dit s’y abandonner.

Écrire & dessiner, faire & défaire, saturer & montrer, gratter, saturer, déborder, singer, choper dans la langue du texte et la langue de l’image la faille, s’engouffrer et se bidonner avec le plus grand sérieux donc. Demeurer face aux images débordées du texte et aux textes débordés par les images, car peut-être bien que tout se tient.

« écriredessiner, étendre les bras. Souvenir des deux bras tendus pour faire les écheveaux de laine, de toutes les couleurs : colorier, dessiner les doigts écartés. Spatialiser les écheveaux, les lignes qui s’entrelacent et doucement tissent de quoi tricoter. Un texte à bout de bras. » (C. M.-C.)

Voilà précisément pour quoi l’exposition nous prévient de la « méthode » : « se laisser visiter ». Se laisser outrer, subir l’effraction de l’informe familier et du mouvement, s’abandonner aux images infinies qui recouvrent les murs et être brutalement saisis par le passage du temps, les inconnus de loin et les morts si proches, se laisser visiter où être soi-même l’hospitalité advenue face à qui nous aura conviés à sa table dans un éclat de rire.

La poésie, au sens des formes d’une expression propre, est cet « écriredessiner » qui cherche partout la matière la plus authentique donc la travaille, la malaxe, la révulse. Le désir du texte-matière et de l’image écrite dans son babil et son cri se situe au seuil de l’incommuniqué/hypercommunicable qu’est l’œuvre, la pièce. Le texte vient contourer l’image, il en marque la frontière – là le retour de la déchirure comme manière d’outrer l’altérité pour chercher son devenir commun – pour mieux la révéler comme dialogue et adresse. La limite même de ta peau est l’espace précis où je te fais l’amour & je l’énonce autant que je te le montre. La textualité de l’image tendue vivante par la manifestation de la frontière du corps. Or la frontière n’est évidemment pas la négation mais la possibilité d’une effraction de l’autre, elle révèle la limite qui est une rencontre, un lieu commun du devenir himself. Le pas de porte où je t’embrasse et abolis précisément dans la rencontre de la frontière la frontière, elle est le lien.

Bref, il faut se laisser visiter par l’exposition remarquable autour du travail de Liliane Giraudon, s’emparer au gré du regard des murs et des tables, se laisser habiter par la possibilité de l’informe et de la matière même du texte, considérer dans tout ce qui a eu lieu que nous nous tenons droits sur le seuil familier, émus et nus car démasqués ourselves.

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