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Marseille, un 31 janvier

Et le ciel ce matin à nouveau barbouillé d’un bleu sauvage, avec un vent qui chasse la neige.

Pour cette ville, pourquoi ne pas le dire, une expérience corporelle , plus précisément vocale, cet accent, stigmates de honte et qui soulève le rire, ricanement ou haine déguisée. Rinçures de quoi ces phonèmes qui s’ouvrent et se ferment pas au bon endroit ?

Le poème se fait dans la bouche disait Tzara et la pensée y siège, mâcheuse, ponctuante disait un autre. Ici le mot “ putain ” ponctue en salves ce qui se dit, ou plutôt “ pitain ”,

“ pitain , je vais me le farcir ciula,  et en beauté, pitin,  à Marseille on craint dégun ”…

“ Putain ” occupe une fonction de virgule mais avec relance, patate chaude lancée, celui qui parle le fait plus à lui-même qu’à l’autre, d’ailleurs “ degun ” c’est à dire personne l’écoute, il le sait,

«  dégun putain/ je te le dis/, putain… »

Parfois “ Putain ” devient “ Ta mère ”, la formule dort dans la bouche, c’est un croc malade qui entre et qui sort “ Ta mère ” ou “ Tes morts ”, bien vivants au chaud dans la caverne de la bouche, bonbon ou bétel tout prêt à jaillir, une salve, quelque chose de sonore ajouté au malheur, c’est un jeu, comme celui du “ moulon ”, un moulon est un tas — il y avait un moulon de gens ce soir là et ça devait arriver, quelque chose de pourri au royaume de l’ici, un toujours ici et maintenant sans trop de lendemain ni d’ailleurs, d’ailleurs on s’en fout, et pitain, pourquoi on monte pour redescendre,, chaque fois un peu plus bas, mais ça fait rien, on craint dégun, on s’est fait mettre minable mais la prochaine fois on les tue,  pitain, on les nique…

Tuer comme niquer sont des pratiques langagières aussi fréquente que l’absorption de l’ail ou de l’anis, l’accent fonctionne bien comme une odeur, celui qui doit “ monter ” doit s’en défaire, vas-y, encore un effort, l’important c’est que plus personne sache d’où tu viens…

Question : mais où passe l’accent quand on l’a nettoyé, chassé de la bouche, et avec lui ce rire collectif très bref, entendu la nuit dans certains bars, un aboiement, oui, quelque chose proche d’un aboiement, mais tenu par un cheval, avec beaucoup de féminin, oui, du féminin, mais pas celui ordinaire, qu’on nous a fabriqué avant de naître, l’autre plutôt, vraiment l’autre, et qui visite tous les sexes comme toutes les espèces ou bien encore ce silence, ce formidable silence qui brusquement tombe, encore dans une salle de bar, cette fois l’après-midi, réduisant chaque personnage à une composition laquée, irréelle, plombée dans un sale rêve où chacun sait trop que le passé n’est jamais mort, d’ailleurs il n’est jamais passé, on n’en finit pas de le repasser dans sa bouche et puante pour puante, la bouche qui sonne autrement, on s’y enferme, on y mâchonne des lambeaux de phrases d’une langue nationale autrement torchée et qui crisse à l’oreille, et qui fait mal, montre moi ta langue et viens que je te tire, on sait trop que le décor où on tourne est depuis longtemps hors-jeu, quand ça monte il faut que ça descende, regardez “ le moulon ”, à l’origine c’est un mot qui désigne un tas (un tas d’ordures ou de soleils) puis très vite ça devient un jeu, rapide, incontrôlable, un jeu redouté par tous les surveillants, un garçon tombe au sol, un autre crie “ moulon ! ” (souvenez vous, ce n’est pas l’impératif d’un verbe mais un simple tas) à ce cri, tous, pieds en avant se précipitent sur le corps étendu, on saute sur un visage comme dans de l’eau, du haut non cette fois d’un rocher mais de son propre corps, tous les corps s’agglutinent dans des rires où rentre de la rage, des filles parfois s’y mêlent, quand on sort le premier corps, il est en sang.

C’est sans remord, les corps comme les rues se nettoient, les artères de cette ville sont remplies de bagnoles, on y rêve en fumant, défoncé à l’herbe ou aux décibels, c’est selon, ici la lumière pleut, le saviez-vous, la lumière pleut. 

Ce matin, putain, il neige.

Liliane Giraudon

Texte lu à France Culture 2003

Ce texte a été écrit à la commande de Xavier Girard